Une nature monstrueuse : trois siècles d’Histoire naturelle (XVIe-XIXe siècles)
Les créatures monstrueuses ont toujours occupé une grande place dans l’imaginaire et la science n’a pas aboli cette fascination. Au contraire, les sciences de la nature, telles qu’elles se constituent au XVIe siècle, conservent une place particulière aux créatures extraordinaires, qui sont supposées alors peupler des contrées lointaines. Lorsque l’exploration de la planète fait reculer les frontières du monde connu, ces bêtes fabuleuses trouvent un nouveau refuge dans un passé très lointain avec la découverte des animaux « antédiluviens ».
Quelques ouvrages illustrés conservés au Fonds ancien de la Bibliothèque municipale de Lyon sont emblématiques de cette fascination envers les espèces animales réelles ou imaginaires.
- Rondelet Guillaume, La première [-seconde] partie de l’Histoire entière des poissons, composée premièrement en latin par maistre Guillaume Rondelet ... , Lyon : Macé Bonhomme, 1558, in-4.
- Aldrovandi Ulisse, Ulyssis Aldrovandi, patricii Bononiensis, Serpentum et draconum historiae libri duo, Bologne : Clemente Ferroni, 1640, in-fol.
- Seba Albertus, Locupletissimi rerum naturalium, thesauri accurata descriptio et iconibus artificiossimis expressio, per universam physices historiam , Amsterdam, 1734-1765, 4 vols in-fol.
- Cuvier Georges, Recherches sur les ossemens fossiles, où l’on rétablit les caractères de plusieurs animaux dont les révolutions du globe ont détruit les espèces ... , Paris : Edmond d’Ocagne, J.-B. Baillière, F.-G. Levrault, 1836, 3 vols in-4.
- Figuier Louis, La terre avant le déluge, par Louis Figuier , Paris : Hachette et Cie, 1863, in-8.
Stimulés par les grands voyages d’exploration du monde, les naturalistes du XVIe siècle entreprennent l’inventaire du monde vivant afin de connaître « toutes choses qui sont en la terre, en l’eau, en l’air » comme l’écrit Guillaume Rondelet dans sa préface à l’Histoire entière des poissons. Publiée une première fois en latin en 1554, et rééditée, traduite en français en 1558, elle répertorie toutes les espèces marines connues.
J’ai […] à grande peine et grands frais, j’ai cherché en notre mer de Languedoc, en la Gaule, en Italie, et autres lieux, plusieurs poissons, mes amis m’en ont envoyé aucuns. Je les ai ouverts et découpés, j’ai diligemment contemplé toutes les parties intérieures é extérieures. J’y ai ajouté les témoignages d’Aristote, Théophraste, Galien, Athénée, Oppian, Aelian, Pline, selon la doctrine desquels j’ai nommé et recensés les poissons à la vérité […] (Rondelet, préface, extrait)
Le souci d’exhaustivité amène ces savants à inclure dans leurs inventaires du monde animal, des créatures fantastiques, telles que le « monstre Leonin » dont l’existence a été rapportée à Rondelet.
Le « monstre Leonin » (Rondelet)
Ce monstre ici portraituré est parfait animal n’ayant aucunes parties propres pour nager. Par quoi j’ai souvent douté si c’était monstre marin. Mais on m’assura à Rome que tel fut pris en la mer naguère devant la mort du pape Paule III, et comme on le m’a baillé par assurance ainsi l’ai-je fait portraire. C’est qu’il était de la figure et grandeur d’un lion, avec quatre pieds non imparfaits, non joints de peaux entre deux dois comme le bièvre, ou le canard de rivière, ainsi parfaits, divises en dois garnis d’ongles, la queue longue garnie de poils au bout, les oreilles grandes, des écailles partout le corps […] (Rondelet, extrait)
Ulisse Aldrovandi, médecin, botaniste, zoologiste, directeur du jardin botanique de Bologne, entreprend de compiler l’histoire naturelle en 13 volumes qui paraissent à partir de 1599. C’est une entreprise extraordinaire, le travail de toute une vie qui vise à prévaloir sur les répertoires conçus au Moyen-Age et à la Renaissance, et privilégie la méthode de l’observation et de la description par la vision directe. Grâce à un réseau de collaborateurs occasionnels (voyageurs, marchands, missionnaires et collègues naturalistes) qui lui transmettent des spécimens naturels venus des coins les plus reculés du globe, sa collection est riche, à sa mort, de 25 000 spécimens minéraux, végétaux et animaux, incorporant même les pièces les plus étranges, monstrueuses ou extravagantes comme certains dragons originaires d’Éthiopie.
On considère que cet animal reptilien a bel et bien existé puisque saint Georges et saint Michel l’ont combattu et puisque, à cette époque, les voyages dans les Nouveaux Mondes font découvrir de gigantesques sauriens évocateurs des dragons. Ils entrent dans les collections grâce à des approvisionnements tenus secrets, où les « vrais » spécimens côtoient les artefacts, conçus à l’aide de raies desséchées, déformées puis collées avec d’autres parties animales, comme cette « raie desséchée façonnée en forme de dragon par des charlatans » (« Raia exiccata in formam draconis a circulatoribus efficta »), présente dans le livre d’Aldrovandi qui invite le lecteur à s’en méfier.
L’histoire naturelle suscite aux XVIIe et XVIIIe siècles la passion de riches collectionneurs. Ceux-ci constituent de vastes « cabinets de curiosités » et entreprennent parfois d’en éditer le catalogue. Ces publications sont soignées et richement illustrées. Bien que moqués par Buffon au tournant du siècle dans son Histoire naturelle (1749-1804) parce qu’ils « entassent [leurs trouvailles] avec confusion », ces collectionneurs fournirent la matière première au travail des naturalistes pour plusieurs décennies et leurs cabinets furent souvent la matrice des futurs museums. Tel est le cas de la première collection rassemblée par le commerçant hollandais Albertus Seba, qui fut achetée dans son intégralité par le tsar de Russie Pierre le Grand et qui constitua l’embryon du muséum de Saint-Pétersbourg. La publication du Thesaurus du cabinet de Seba s’étendit sur près de 30 ans (1734-1765) et comprend plus de 400 planches d’illustrations. Parmi celles-ci, quelques curiosités dont l’hydre à sept têtes, qui témoigne de la survivance au cœur du XVIIIe siècle, siècle des Lumières, de la présence d’animaux fantastiques dans les collections et les ouvrages à vocation scientifique.
Voici la représentation de l'animal qui passe pour le serpent à sept têtes. Un étranger qui en 1720 me fit l'honneur de venir voir mon cabinet de curiosités naturelles m'en donna le premier le figure. Cet étranger me disait avoir vu l'animal même à Hambourg [...]. J'avoue que cette relation me parut fort paradoxe, & tenir plus de fable que de vérité.
Mais l'année suivante, Mr F. Eibsen, Ministre du Saint Evangile dans du endroit du Duché de Brême qu'on nomme Wursten, venant un jour voir mon cabinet, me raconta la même chose de cette hydre, et me promit de m'en procurer la figure tirée d'après cet animal qui est à Hambourg, ce qu'il pouvait exécuter d'autant plus aisément qu'il était lié avec Mrs Dreyern & Hambel, négociants hambourgeois, possesseurs de cette hydre. [...] J'avouerai pourtant que n'osant m'y fier absolument, j'écrivis encore à mon ami, Mr Jean Freder de Notorp, près de Hambourg, homme trés curieux dans l'Histoire naturelle, qui a vu de ses yeux la même hydre et qui m'a assuré qu'elle n'était nullement l'ouvrage de l'art, mais véritablement celui de la Nature. Cet ami à ma requête, m'en a aussi envoyé la copie en grandeur naturelle et fort bien enluminée. C'est sur cette dernière qu'on a faite la figure que je donne ici [...]
Si je voulais discuter ici ce que les Anciens ont écrit sur les hydres et les dragons [...] je craindrais d'ennuyer le lecteur, parce que ce qu'ils en reportent n'est qu'un tissu de fables et de fictions.
(Seba, extraits)
Au début du XIXe siècle, alors que les limites du globe terrestre sont en passe d’être atteintes, le zoologue Georges Cuvier ouvre au public l’espace immense du « temps profond » en reconstituant l’anatomie des créatures disparues. Fondateur de la paléontologie des vertébrés et de l’anatomie comparée, il démontre l’existence d’extinctions d’espèces au cours du temps, causées, selon lui, par une série de catastrophes qui ont entraîné la disparition de faunes et de flores entières dans son livre Recherches sur les ossemens fossiles où l’on rétablit les caractères de plusieurs animaux dont les révolutions du globe ont détruit les espèces, dont la première parution date de 1812, et qui a été plusieurs fois réédité et enrichi de faits nouveaux.
Le mastodonte est une espèce d’éléphant dont les restes ont été découverts dans l’Ohio à la fin du XVIIIe siècle. Le terme a été forgé par Cuvier à partir des mots grec mastos (mamelle) et odous, -ontos (dent) en raison des molaires de ce fossile, caractérisées par des rotondités rappelant les poitrines de femmes.
Par la voix de l’antiquaire de La peau de chagrin (1831), Balzac a célébré la valeur poétique des reconstitutions paléontologiques de Cuvier qui, à partir des fossiles, fait la lumière sur le passé :
Vous êtes-vous jamais lancé [dit l’antiquaire à Raphaël] dans l’immensité de l’espace en lisant les œuvres géologiques de M. Cuvier ? Avez-vous jamais ainsi plané sur l’abîme sans bornes du passé, comme soutenu par la main d’un enchanteur ? […] M. Cuvier n’est-il pas le plus grand poète de notre siècle ? […] Lord Byron a bien reproduit par des mots quelques agitations morales ; mais notre immortel naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti, comme Cadmus, des cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec quelques fragments de houille, a retrouvé des populations de géants dans les pieds d’un mammouth… Ces figures se dressent, grandissent et meublent les anciens jours évanouis. Il est poète avec des chiffres, sublime en posant un zéro près d’un sept. Il réveille le néant sans prononcer de paroles grandement magiques (Balzac, La peau de chagrin, 1831, extraits)
Louis Figuier est une figure de proue du mouvement favorable à la vulgarisation scientifique et historique. Dans son livre La terre avant le déluge, il fixe pour des décennies une représentation des dinosaures qui n’a rien à envier aux dragons et autres monstres des ouvrages d’histoire naturelle de la Renaissance. Cet ouvrage destiné au grand public, et plus particulièrement pour « la jeunesse », connaît un immense succès, six fois réédité en l’espace de 5 ans. Il est illustré de 25 vues idéales de paysages de l’ancien monde dessinées par Édouard Riou, qui illustra également les ouvrages de Jules Verne dont Voyage au centre de la terre (1867), mais aussi de 310 autres figures et 7 cartes géologiques.
Le combat des deux monstres marins, l’ichthyosaure et le plésiosaure, selon la reconstitution de l’artiste collaborant avec le savant, offre une scène spectaculaire qui plaît à l’imaginaire et fascine petits et grands.
En savoir plus
Ouvrages généraux sur l’Histoire des sciences de la vie
- DURIS Pascal et GOHAU Gabriel, Histoire des sciences de la vie , 2e édition revue et corrigée, Paris : Belin, 2011.
- FOUCAULT Michel, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines , Paris : Gallimard, 1990 [1ère édition 1966].
- CHANSIGAUD Valérie, Histoire de l’illustration naturaliste , Lonay : Delachaux et Niestlé, 2009.
Divisé en 3 parties, cet ouvrage traite successivement de l'histoire de la classification des espèces et des théories de l'évolution, de l'histoire des théories de la génération, de la théorie cellulaire et de l'émergence de la biologie moléculaire, et enfin de l'histoire des idées sur les grandes fonctions de l'organisme.
Les sciences humaines d’aujourd’hui sont plus que du domaine du savoir : déjà des pratiques, déjà des institutions. Michel Foucault analyse leur apparition, leurs liens réciproques et la philosophie qui les supporte.
L'histoire des illustrations naturalistes permet de suivre l'évolution des mentalités et des connaissances sur la nature. L'ouvrage présente celles des premiers livres imprimés, l'origine des représentations du monde préhistorique comme des mondes sous-marins, la carrière des grands illustrateurs, les débuts de la photographie animalière et du film documentaire.
Sur les cabinets de curiosités et les créatures fabuleuses
- La licorne et le bézoard : une histoire des cabinets de curiosités , catalogue de l’exposition organisée à Poitiers, au musée Sainte-Croix et à l’Espace Mendès-France, en collaboration avec le CVCU, du 18 octobre 2013 au 16 mars 2014, Montreuil : Gourcuff Gradenigo, 2013.
- ABSALON Patrick et CANARD Frédérik, Dragons : des monstres au pays des hommes , Paris : Gallimard, 2006.
- MEURGER Michel, Histoire naturelle des dragons : un animal problématique sous l’œil de la science , 2e édition revue et corrigée, Rennes : Terre de brume, 2006.
- BARATAY Éric et HARDOUIN-FUGIER Élisabeth, Zoos : histoire des jardins zoologiques en Occident, XVIe-XXe siècle, Paris : Éd. la Découverte, 1998
Cet ouvrage réunit une trentaine de contributions de spécialistes français et étrangers et une abondante iconographie. Il offre une synthèse du phénomène des cabinets de curiosités, qui marqua profondément les collections d'art et de sciences en Europe.
Des spécialistes examinent l'origine du mythe des dragons dans les cultures occidentales et asiatiques, leurs fonctions dans l'organisation sociale et religieuse et la place prééminente qu'occupe l'animal dans l'art.
Un ouvrage qui quitte les sentiers battus de l'approche symbolique et mythique des dragons pour se livrer à une analyse détaillée du courant naturaliste qui s'efforçait d'appréhender le reptile ailé comme une créature réelle.
Cet ouvrage retrace l'histoire des ménageries et des jardins zoologiques en Occident. Il montre comment à partir du XVIe siècle, les aristocrates rassemblent des bêtes exotiques dans leurs ménageries, il évoque la passion des naturalistes pour ces animaux et la curiosité suscitée chez le peuple.
Sur la paléontologie et les dinosaures
- BUFFETAUT Éric, Histoire de la paléontologie , Paris : Presses universitaires de France, 1998.
- BUFFETAUT Éric, Fossiles et croyances populaires : une paléontologie de l’imaginaire , Paris : Le cavalier bleu, 2017.
- BUFFETAUT Éric, Cuvier : le découvreur de mondes disparus , 2e édition revue et corrigée, Paris : Belin : Pour la science, 2002.
- Télérama, hors-série, avril 2010 « Dinosaures, attention ils reviennent ! »
- À écouter sur le site de France Culture (émission « La méthode scientifique », 16/07/2017) :
Un exposé des diverses superstitions et croyances associées aux fossiles à travers les âges, comme les licornes, les serpents pétrifiés et les dents de dragons.
Fondateur de la paléontologie, Cuvier fut le précurseur des géologues actuels en établissant les premières cartes géologiques.
Cryptozoologie : qu’est-ce que le monstre du Loch Ness peut apprendre à la science ?
Sur les ouvrages du Fonds ancien de la Bibliothèque municipale de Lyon, présentés
- RONDELET Guillaume, L’histoire entière des poissons , reproduction en fac-similé de l’édition de Lyon de 1558, préfacée par François MEUNIER et Jean-Loup D’HONDT, Paris : Editions du CTHS, 2002.
- G. Rondelet (1507-1556) fut un pionnier de l'ichtyologie, novateur à la fois dans sa pratique par ses nombreuses observations et dans son iconographie. Dans son livre, il présente d'abord des généralités sur les poissons et sur les caractères permettant l'identification des animaux et décrit ensuite plus de 240 espèces.
- SEBA Albertus, Cabinet of natural curiosities , based on the copy in the Koninklijke bibbliothek, The Hague: “Locupletissimi rerum naturalium thesauri”, 1734-1765, Albertus SEBA, Köln: Paris : Taschen, 2011.
- BIANCASTELLA Antonio, Les animaux et les créatures monstrueuses d’Ulisse Aldrovandi , Arles : Actes Sud ; Milan : F. Motta, 2005.
Cette réédition du Cabinet des curiosités naturelles contient les fac-similés de l'ensemble des planches coloriées à la main des 4 volumes originaux conservés à la Koninklijke Bibliotheek de La Haye, décrivant les nombreuses espèces rares et exotiques d’animaux, de plantes et d’insectes observés dans le monde par Seba.
Présente les aquarelles zoologiques du grand naturaliste italien du XVIe siècle, Ulisse Aldrovandi. Ces aquarelles représentent des animaux réels, légendaires ou fantasmagoriques. Contient un chapitre sur « Les œuvres imprimées d’Ulisse Aldrovandi ».