Aux confins de la légende : surprenants ajouts à la vie d’Augustin d’Hippone
La vie réelle d’Augustin est connue, presque trop bien connue : il l’a lui-même racontée dans ses Confessions et, peu après sa mort, l’un de ses amis, Possidius, a rédigé la première biographie de l’évêque d’Hippone. De quoi la protéger de la légende pendant plusieurs siècles. Pourtant, au Moyen-âge, sa vie fut enrichie d’épisodes imaginaires dans lesquels les graveurs trouvèrent matière à des compositions frappantes ou fantastiques. Petit tour d’horizon de ces légendes qui transformèrent l’Augustin “réel”, entre embellissement de sa vie et dénaturation de sa pensée.
La rencontre de l’enfant sur la plage : la plus célèbre légende augustinienne
Source : Pierre de Natali, Catalogus Sanctorum, V, 128
Un jour qu’il se promenait sur une plage, Augustin aurait rencontré un enfant – ou un ange, ou l’Enfant-Jésus lui-même – occupé à une étrange activité : à l’aide d’un coquillage (ou d’une cuiller), il prenait de l’eau de mer pour en remplir un trou qu’il avait creusé dans le sable. Au promeneur qui s’étonnait de cette tâche incongrue, l’enfant aurait répondu : « Cela me sera plus facile qu’à toi d’épuiser, avec ta seule raison humaine, le mystère de la Trinité ! »
Augustin rencontre un enfant sur une plage, Vie de saint Augustin, Frères Klauber, XVIIIe siècle (BmL, Collection iconographique jésuite « Augustin », 23.07)
Au-dessus d’un paysage poétique et aéré, les nuées, qui incluent la Trinité, se confondent dans le ciel et un angelot brandit un cœur enflammé sur lequel on lit une phrase qui se prolonge sous la Trinité : « Saisis-moi car je ne peux te saisir. »
Bolswert, Iconographia magni Patris Aurelii Augustini..., Paris, 1624 (BmL, Rés est 319808, pl. 06)
Bolswert s’est inspiré d’une fresque réalisée par Gozzoli (1420-1497) à San Gimignano, qui avait juxtaposé de manière fantaisiste une visite d’Augustin à des ermites sur le mont Pisano et la rencontre avec l’enfant.
La plus célèbre des représentations iconographiques d’Augustin est en réalité une invention médiévale. La légende apparaît au début du XIIIe siècle dans des recueils d’exempla, ces brefs récits destinés à être utilisés par les prédicateurs dans leurs homélies. La scène est d’abord anonyme et prend place à Paris, près de la Seine. Mais un récit exemplaire a incomparablement plus de poids quand il implique un personnage célèbre. En 1263, Thomas de Cantimpré l’étoffe d’allusions augustiniennes, le situe à Hippone et l’attribue à Augustin. Mais d’autres versions continuent de circuler, avec comme protagoniste un rabbin espagnol, un archevêque de Canterbury, un franciscain italien ou un abbé français…
La légende fait son entrée officielle dans la biographie augustinienne avec le Catalogus sanctorum de Pietro de’ Natali (ca. 1330-1382). Cet auteur ne brillait sans doute pas par son sens du discernement historique : il a aussi canonisé Julien d’Eclane (l’un des adversaires les plus brillants et les plus acharnés d’Augustin) pour avoir combattu un hérétique nommé Augustin. Quoique Molanus (1533-1585) et quelques autres aient violemment critiqué cette attribution, l’iconographie l’adopta dès le XIVe siècle et la Contre-Réforme l’utilisa largement.
Il est aisé de situer l’apparition de la légende au sein du courant de méfiance qui se développa au XIIIe siècle envers la théologie scientifique, mais il est impossible d’en préciser l’inventeur : le thème de l’eau de mer inépuisable se retrouve dans de nombreux contes populaires. L’attribuer à Augustin, c’était cependant méconnaître profondément sa pensée : il n’a jamais prétendu épuiser le mystère mais a toujours considéré que l’intelligence devait chercher à comprendre ce que dit la foi.
Le Catalogue des saints de Pietro de’ Natali. Une édition humaniste lyonnaise.
Ce bel exemplaire du Catalogue des saints a été imprimé à Lyon en 1519. Au début des biographies, classées selon l’ordre des fêtes liturgiques, des bois gravés représentent un épisode important de la vie du saint ; certains ont été colorés. Les nombreuses annotations manuscrites ont parfois été rognées à la reliure.
La vie d’Augustin se trouve au folio 151 v. : sa fête est en effet célébrée le 28 août. L’histoire de l’enfant sur la plage a précisément été choisie comme illustration.
Catalogus sanctorum... editus a... Petro de Natalibus..., [Impressum Lugduni per Jacobum Saccon, 31 Jan. 1519], (BmL, SJ V 017/12, fol. 152)
Catalogus sanctorum… editus a... Petro de Natalibus..., [Impressum Lugduni per Jacobum Saccon, 31 Jan. 1519], (BmL, SJ V 017/12, fol. 151v°)
Augustin lave les pieds du Christ pèlerin
Source : Jourdain de Saxe, Liber Vitasfratrum, II, 5
Augustin aurait un jour lavé les pieds d’un mendiant qui se serait révèlé être le Christ. L’apparition, en soi, est légendaire, mais elle traduit une réalité de la foi de l’évêque d’Hippone. Elle repose en effet sur une tradition monastique bien attestée qui recommandait de voir le Christ en chaque frère et en chaque hôte qui se présentait. Elle justifiait cette attitude en se fondant sur l’Évangile : « Ce que vous aurez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’aurez fait. » (Évangile de Matthieu 25, 35).
Vie de saint Augustin , Frères Klauber, XVIIIe siècle (BmL, Collection iconographique jésuite « Augustin », 23.08)
La gravure représente le moment où le Christ, dont la chevelure et la barbe hirsutes sont illuminées par l’auréole, se fait reconnaître à Augustin : « Grand Augustin, aujourd’hui, tu as mérité de voir le Christ dans la chair. » Le moine est si surpris qu’il manque de laisser tomber son chiffon. Le reste de l’image fait d’Augustin le champion de l’Église romaine. Les tâches dont il promet de s’acquitter à son service sont évoquées dans les médaillons : prêcher, comme Paul, et faire triompher Rome de l’hérésie.
Bolswert, Iconographia magni Patris Aurelii Augustini..., Paris, 1624 (BmL, Rés est 319808, pl. 9)
Augustin lave ici les pieds d’un voyageur (chapeau à larges bords, gourde à la ceinture) qu’il n’a pas encore reconnu. L’immense auréole emplit la bibliothèque de sa lumière. À droite, la scène s’ouvre sur un monastère et sur des ermitages, dégageant une impression de silence.
Cette scène pourrait avoir été extrapolée à partir du Livre sur la vie des frères (II, 5) de Jourdain de Saxe (1190-1237) : il raconte que saint Apollonius aurait reçu le Christ sous les traits d’un pèlerin. La légende aurait été attribuée à Augustin en Espagne ; en 1623, Crusenius la rapporte dans son Monasticon Augustinianum (I, 7) qui retrace l’histoire des communautés liées à la Règle d’Augustin.
Augustin entre le sang du Christ et le lait de la Vierge
Source : C. Lancilottus, Vita Augustini, III, 42, Anvers 1616, p. 262.
Une vie de saint Bernard attribue à Augustin cette phrase : « Je ne sais de quel côté me tourner : j’hésite entre le sang du Christ et le lait de sa Mère. » (cf. Patrologie Latine, vol. 185, col. 878).
Vie de saint Augustin, Frères Klauber, XVIIIe siècle (BmL, Collection iconographique jésuite « Augustin », 23.15)
Dans une bibliothèque envahie par les nuées, Augustin est assis à sa table de travail. Il prie le Christ, du cœur duquel s’échappe un flot de sang : «De ce côté, sa blessure me nourrit.» Au même instant, il détourne la tête vers la Vierge, une belle femme du sein de laquelle coule du lait, pour lui dire : «De ce côté, le lait de son sein me rassasie.»
Le sujet est entré dans la biographie augustinienne à travers la Vie d’Augustin rédigée au XVIIe siècle par Corneille Lancelotz (1574-1622). Le thème a ensuite été repris par de nombreuses images de dévotion.
Corneille Lancelotz, S. Aurelii Augustini Hipponensis episcopi et S. R. E. doctoris vita, (BmL, 324531, p. 262). La scène est racontée page 262.
Corneille Lancelotz, S. Aurelii Augustini Hipponensis episcopi et S. R. E. doctoris vita, Anvers, 1616, Veuve de Joannes Moretus (BmL, 324531, titre)
Augustin en extase
Source : C. Lancilottus, Vita Augustini, III, 42, Anvers 1616, p. 297.
Vie de saint Augustin, Frères Klauber, XVIIIe siècle (BmL, Collection iconographique jésuite « Augustin », 23.16)
L’image veut représenter l’inspiration “mystique” d’Augustin : une nuée et des personnages célestes emplissent la bibliothèque où il travaille. Le triangle divin, orné du tétragramme, illumine la scène.
Les nombreuses inscriptions et les figures allégoriques tentent de traduire l’amour d’Augustin pour la divinité. À la question du Christ : « Augustin, m’aimes-tu ? », celui-ci répond : « Seigneur, tu sais que je t’aime ». La formule est complétée dans la marge de droite par une autre parole attribuée à Augustin, aussi célèbre que légendaire : « Seigneur, tu sais que je t’aime au point que si, par impossible, j’étais Dieu et que toi tu fusses Augustin, je choisirais d’être Augustin pour que tu sois Dieu ! »
« Tu as transpercé mon cœur ! (Conf. X, 8) » s’exclame aussi Augustin, portant les deux mains à sa poitrine flamboyante traversée par un rayon sorti de celle du Christ.
De fait, Augustin d'Hippone est fréquemment représenté avec un cœur embrasé d’amour, qu’il tient parfois à la main, transpercé d’une flèche. D’où vient cette représentation ? L’image du cœur évoque spontanément la charité, le double amour envers Dieu et envers le prochain, thème récurrent dans ses œuvres. Mais elle est directement inspirée d’une affirmation du livre IX des Confessions : « Tu avais percé mon cœur des flèches de ton amour. » (Confessions IX, 3).
Le cœur enflammé peut être associé à un livre ouvert, symbole de science : heureux rapprochement car l’amour est, chez Augustin, indissociablement uni à la vérité qu’il a passionnément aimée.
« Pouvons-nous douter que nous sommes ‘au paradis’ dans les bras de la vérité ? » (Sur le libre-arbitre II, 13, 35)
Bolswert, Iconographia magni Patris Aurelii Augustini..., Paris, 1624 (BmL, Rés est 319808, pl. 18)
L’Enfant-Jésus, sur les genoux de la Vierge, transperce d’une flèche le cœur d’Augustin, symbole de l’amour ; à droite, sur la table, un livre ouvert, figurant la vérité.
S. Aurelii Augustini Hipponensis Episcopi De civitate dei libri XXII, Hambourg, 1961, Zacharias Härtel (BmL, 330447 t.01)
La légende résume le lien très augustinien entre amour et vérité : « Sa lumière, c’est son amour ».
Saint Augustin. De la Cité de Dieu, Paris, 1655, Pierre Le Petit (BmL, 100393, Épître, p. 1)
La lettrine représente Augustin portant à la main son cœur flamboyant. En bas à gauche : un livre.
L’amour d’Augustin pour la vérité transparaît tout spécialement dans un livre très particulier : le traité Sur la Trinité. À partir de son ordination sacerdotale, en 391, tous ses ouvrages répondirent à des exigences d’ordre pastoral, à une nécessité polémique ou à des demandes d’amis. Tous, sauf le traité Sur la Trinité. Augustin chercha à y approfondir sa propre foi et à mieux comprendre les formulations des récents conciles (Nicée en 325 et Constantinople en 381) qui définirent le Dieu des chrétiens comme “un seul être et trois personnes”. Sa recherche se voulut avant tout biblique ; elle déboucha sur une réflexion à propos des différentes missions du Père, du Fils et de de l'Esprit. Ce travail influença durablement la pensée théologique chrétienne.
Il commença la rédaction du De Trinitate en 399 et s’arrêta peu après : il avait conscience que ce traité compliqué ne serait accessible qu’à un petit nombre de lecteurs et il préférait se consacrer à des tâches utiles au plus grand nombre. En 416, craignant que le volume ne soit jamais achevé, des amis lui volèrent ses manuscrits et les publièrent. À la demande de l’évêque de Carthage, il se remit ensuite à la tâche et l’acheva en 419.
Bolswert, Iconographia magni Patris Aurelii Augustini..., Paris, 1624 (BmL, Rés est 319808, pl. 16)
Augustin, âgé, assis à sa table de travail, rédige le traité Sur la Trinité. L’image le représente inspiré directement par la Trinité dont un rayon illumine le livre qu’il écrit. Les traits de son visage traduisent une attention extrême. Les livres éparpillés montrent quels étaient les œuvres augustiniennes préférées à l’époque.
« Parmi les nombreuses choses que j’ai dites, je n’ai rien dit qui était digne de l’indicibilité de la Trinité suprême » (Sur la Trinité XV, 27, 50). Comme de nombreux Pères grecs, Augustin se montre partisan de la théologie apophatique ou négative, qui dit plus aisément ce que Dieu n’est pas, que ce qu’il est ; il subordonne complètement la connaissance théologique à l’amour. Mais le fruit de sa réflexion se révéla original et cette œuvre fut parmi celles qui remportèrent le plus grand succès et qui influencèrent profondément les auteurs ultérieurs.
Augustin, De civitate dei, Bâle, 1489, Amerbach (BmL, Rés Inc 147 (1), fol. 1)
Cette belle édition incunable du De Trinitate a été reliée avec le De civitate Dei. Les initiales ornées et les pieds de mouche ont été peints en rouge et bleu. L’exemplaire a appartenu au Collège de la Sainte Trinité de la Compagnie de Jésus (Lyon).
Augustin d’Hippone dans les collections de la Bibliothèque municipale de Lyon
À partir de de documents des collections de la Bibliothèque, nous vous invitons à voyager dans le temps, du IVe siècle à nos jours, à la découverte d'Augustin, de son œuvre, et de ses lecteurs...
Bibliographie sélective
- J. COURCELLE – P. COURCELLE, Iconographie de Saint Augustin, vol. 3 : Les cycles du XVIe et du XVIIe siècle, Paris 1972, p. 43-61 ; vol. 4 : Les cycles du XVIIIe siècle. 1 : L'Allemagne, Paris 1980, p. 82-101.
- H.-I. MARROU, « Saint Augustin et l'ange. Une légende médiévale », dans Christiana tempora. Mélanges d'histoire, d'archéologie, d'épigraphie et de patristique, Rome 1978, p. 401-413.
- L. REAU, Iconographie de l’art chrétien, Paris 1958.